III L’ABANDON DE L’ÉCHELLE
HUMAINE
En abordant ce sujet je peux m’attendre à
une dégelée verbale à base de passéisme, poujadisme,pensée réactionnaire, mais
depuis quarante ans mon cuir s’est endurci et, dans la mesure où la plupart des problèmes
ne se sont pas atténués, je ne vois pas pourquoi j’aurais dû m’assouplir.
Venons-en au fait
en partant d’une idée simple : plus nous négligeons l’échelle humaine,
plus nous favorisons un monde paranoïaque, schizophrène, déshumanisé, hyper-réglementé,
aux mains de puissances nébuleuses [banques opaques, multinationales, fonds de
pensions,…].
La révolution
industrielle a, certes, enclenché le mouvement, mais c’est la poussée de
l’après-guerre qui a balayé le concept d’échelle humaine et on ne saurait dire
jusqu’où peut aller le gigantisme, que ce soit dans l’extension des villes, la
hauteur des bâtiments, les moyens de destruction, de démolition, de
construction, de production et de transport.
Très longtemps
l’échelle humaine a été la norme de notre monde ; en la dépassant –d’une
certaine façon en la niant- nous avons ouvert une boîte de Pandore. Car le
monde gigantisé par l’homme aboutit, par un effet naturel des proportions, à
considérer les humains minusculisés comme nous considérons les fourmis quand
nous les écrasons du doigt ou du pied.
Nous avons,
globalement, enterré cette idée de proportionner nos réalisations à notre
dimension ; par exemple, là où à une époque on avait besoin de deux
hectares pour édifier un village on construit aujourd’hui un stade de
football ; un projet d’aéroport engloutit deux mille hectares comme s’il
s’agissait là d’une surface négligeable. Au moment où les terrains se
raréfient, notre gourmandise est sans limites.
Deux inventions,
en particulier, ont rendu possible ce dépassement de l’échelle humaine : l’ascenseur et la voiture. L’ascenseur a
permis l’élévation vertigineuse des bâtiments
-au point que l’on va avoir des tours de 1000 mètres- ; en effet,
sans ascenseur il est difficile de concevoir un édifice de plus de huit
niveaux : pour comprendre cette contrainte, montez vingt étages avec un
filet à provisions bien plein dans chaque main.
L’entassement dans
des quartiers d’immeubles étouffants ne semble pas gêner les asiatiques mais je
doute que cela n’ait pas un effet sur leur psychisme ou leur comportement
social. Je suis également à peu près convaincu que la vie dans un horizon
bétonné est aussi délétère que la contemplation de la mer, d’une perspective
forestière, du paysage au sommet d’une montagne apaisent, chez tout homme
normal, les émotions, les sentiments et les pensées.
Dans une ville
ceux qui habitent un étage inférieur, ceux qui marchent, se retrouvent dans un
univers carcéral : l’échappée de ciel se réduit, celle constituée par les
espaces de nature s’éloigne. Ayant laissé filer le mal de la surdensification
démesurée –à cause des urgences de l’après-guerre nous dit-on- nous l’avons
ensuite compensée par une autre maladie : l’extension horizontale,
l’étalement par vagues successives de lotissements où règne la maison individuelle
–rêve légitime de chacun. Et après le désagrément de ne voir le ciel qu’en se
tordant le cou, voilà celui de mourir d’ennui en traversant l’architecture
clonée des pavillons qui engloutit prairies, maraîchers, haies bocagères,
bois,… Qui a traversé Los Angeles en bus du nord au sud s’est fait une idée de
la monstruosité que peut atteindre l’étalement urbain.
Une nouvelle fois nous
traitons les effets plutôt que les causes : pourquoi faut-il entasser les
gens dans des tours, ou les disperser dans des villas à perte de vue ?
Parce que nous sommes si nombreux, et toujours plus, que les besoins en
logements sont inextinguibles. Alors, le béotien que je suis répond : et
si nous envisagions d’être moins ? A ce moment tous les loups se lèvent
d’un bond et hurlent à la mort un mot gri-gri : malthusianisme ! La
plupart des cuistres qui vous jettent ce nom à la figure n’ont pas lu une ligne
de l’Essai sur le principe de population et négligent que Malthus a vécu à une
époque où la Terre ne comptait qu’un milliard d’habitants, qu’il était issu
d’une famille aisée (contrairement
à moi), qu’il n’avait rien d’un amoureux de l’environnement. C’est pourquoi
–une fois retenu l’idée de dépopulation-
je n’éprouve pas de sympathie pour Malthus et je me tamponne avec cette
analogie.
Nous avons fait
disparaître de nombreuses espèces végétales et animales, nous combattons
férocement toute espèce invasive (cafards, fourmis, sangliers,…) mais nous
proliférons sans réaliser que notre nombre est devenu un problème. Et rien ne
prouve que les pays à petite population sont les plus démunis ? Sinon, que
dire de la Norvège, de Panama, du Canada ?
La voiture nous a
affranchis de l’empêchement par la distance. Chacun sait que les divisions
administratives prenaient en compte, à l’origine, la capacité de se transporter
d’une limite à une autre, à pied, à cheval, en voiture hippomobile. La voiture
a fait exploser ces contraintes ; au XVème siècle, habitant au centre d’un
bourg, il ne m’était guère concevable de posséder un potager à plus d’une
demi-heure de marche de mon domicile ; aujourd’hui dans le même temps
j’abattrai bien vingt kilomètres !
De même un
travailleur –artisan, ouvrier,…- quand il n’habitait pas sur place, se logeait
à quelques pâtés de maisons de son échoppe ou son atelier ; de nos jours
des cadres travaillant à Manhattan roulent cent kilomètres chaque jour pour
regagner leur villa du Connecticut.
L’automobile est
un incroyable outil d’autonomie, de mobilité, de possibilités de services, mais
la démesure de l’homme en a fait un fléau : pollution atmosphérique,
dévoration des espaces, déchets plus ou moins recyclés.
Là aussi le
fatalisme que suscitent les problèmes d’environnement abat sa main de fer sur
les populations et plus personne ne s’indigne que chaque matin les
embouteillages paralysent les métropoles du monde, dans un insensé gaspillage
de temps, de carburant, d’air pur et d’énergie humaine.
Ce que certains
appellent un « mal nécessaire » est en fait le résultat d’un
abandon : celui de l’échelle humaine. A tel point que le problème, n’étant
plus de notre dimension, nous le gérons par des mesures de surface (convaincus
qu’il est une fatalité) qui sont comme un sparadrap sur une jambe en
polyuréthane.
Pour clore cet
article je voudrais dire un mot sur l’hyper-automatisation ; je suis prêt
pour ce faire, à accepter tous les qualificatifs qu’on voudra : crétin,
obtus, courte vue, bon sens près de chez vous,… mais je ne peux passer sous
silence un processus aussi criminel –il tue des emplois- que paradoxal –il
jette de l’essence sur le feu-.
Tout économiste
dûment qualifié m’objectera que fabriquer un automate crée des emplois (un
concepteur, un fabricant, d’éventuels opérateurs et réparateurs) mais je
serais curieux de voir un tableau
comparatif des postes pérennes et des emplois perdus.
Alors que les gens
peu qualifiés vont grossir les rangs des chômeurs –et tout le monde n’a pas les
moyens de devenir ingénieur en aéronautique-, les robots s’emparent des tâches
qu’ils pourraient remplir. Je pense de plus en plus que la question du travail
n’est pas seulement économique, sociale, pédagogique, que sais-je encore, elle
est aussi philosophique. La machine qui seconde l’homme est un progrès, mais
celle qui le remplace, et donc l’élimine ?
Qu’aucun de nous
ne se sente à l’abri, les projets de robots peuvent toucher n’importe quelle
profession : construction, santé, enseignement, agriculture,…
Dans le domaine
artistique le robot-peintre doit être, d’ores et déjà, réalisable ; seule
sa rentabilité retarde sa naissance. Quand le marché de l’art en aura assez des
fantaisies des plasticiens cette machine sera construite. Couplée à un
ordinateur nourri de toute la gamme des couleurs, des techniques, des sujets,
des pensées d’artistes, elle produira le tableau désiré par le consommateur.
Les futurs Monet, Dali, Soulages, pourront aller se rhabiller.
Pour finir,
l’hyper-automatisation a bouleversé l’échelle des valeurs, renvoyant au Moyen
Age les moyens les plus nobles du
travail humain. Les quatre mots qui suivent sont-ils dans un ordre croissant ou
décroissant ?
L’instrument,
l’outil, la machine-outil, le robot.
NB : Désolé pour le décalage de la ligne 4, le robot ordinateur m'a trahi et refuse de m'obéir !
NB : Désolé pour le décalage de la ligne 4, le robot ordinateur m'a trahi et refuse de m'obéir !
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