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vendredi 24 avril 2015

LA SATURATION






II  LA  SATURATION






     Il s’agit là  d’un phénomène bien particulier à notre époque, qui a tendance à s’amplifier et dont on ne voit pas comment il va s’améliorer.
    Je ne parle pas d’un problème ponctuel [comme lors d’un pic de travail] mais d’une omniprésence qui infiltre notre quotidien et dont on doute que l’influence soit bénéfique.
    Les pauvres péquins que nous sommes subissent trois saturations criantes :

1-AUDITIVE
    Nous avons bâti un monde bruyant ; certes, dès la préhistoire les habitants des cavernes devaient se plaindre des barrissements désordonnés du mammouth et des éclatements intempestifs du tonnerre, mais il faut avouer que depuis nous avons perfectionné les machines à décibels : motos, voitures, camions, hélicoptères, avions.
    Le grand jeu –pour ceux qui en ont les moyens- consiste à utiliser les instruments du bruit pour y échapper : ainsi, après avoir bousillé les oreilles de quelques autres grâce à ma voiture, mon jet et enfin mon hélico, je peux goûter un silence bien mérité dans mon chalet alpin.
    C’est donc un fait, nous vivons dans un univers assourdissant (vous aurez noté la rigueur quasi-scientifique de ma démonstration) ; pourtant, comme si cela ne suffisait pas, certains s’ingénient à rajouter du bruit au bruit, vous l’aurez remarqué ! Qui peut échapper à la musique d’ambiance de certains magasins, à l’augmentation insidieuse du volume  à la radio, à l’agression auditive des bandes son de moult films. On peut imaginer l’effet de cette cacophonie sur notre pouvoir de concentration et d’analyse.
    Nos oreilles sont prises dans un étau impitoyable et la profession d’audioprothésiste a de beaux jours devant elle.
    La surdité n’est pourtant pas une solution : imaginez que vous ne puissiez plus capter les murmures d’un ruisseau ou d’une voix aimée, le craquement d’un pain ou d’un croissant frais !

2-VISUELLE
    La saturation visuelle commence dans la contemplation du paysage urbain ; vous avez noté que l’œil, face à un décor de forêt et de montagne, se nourrit sans se rassasier, alors que le spectacle d’une ville livrée à l’anarchie architecturale le sature assez vite. Dans les rues de Manhattan, ombrées par les buildings de verre noir,  l’espace calmant du ciel finit par manquer.
    A cette occupation oppressante de notre champ visuel que provoque le monde urbain sont rajoutées des extensions qui, accumulées, modifient notre perception, notre acuité, notre échelle des valeurs. Je pense en particulier que la publicité –affichée ou implicite-, cette putain aguicheuse qui a squatté notre environnement, nous a changés : la France, patrie entre autres des églises romanes, des châteaux de la Loire, de la cité de Carcassonne et du mont Saint-Michel, accepte sans broncher le merdoiement des panneaux vantant déodorants et hamburgers à l’entrée des ses agglomérations, quand celle-ci n’est pas envahie par les magasins-hangars dont chaque façade constitue une pub criarde, surdimensionnée, un insulte permanente au sens des nuances.
    Dans l’espace public l’œil est saturé de couleurs et de formes agressives, d’appels, d’infos, de sollicitations, mais l’intimité, les lieux privés ne sont pas mieux lotis, l’offensive visuelle se répandant par tous les écrans que nous regardons plusieurs heures chaque jour.
    Je crains que cette saturation anesthésie notre capacité à réagir face à la laideur, le confinement et une forme de brutalité urbaine.*

3-MENTALE
    J’arrive au plus grave ; c’est là que « big brother » est tapi, tirant les ficelles de ses marionnettes. Le système a été si bien mis en place qu’une dictature mondiale qui saurait l’exploiter pourrait prendre le pouvoir en douceur, sans armée, sans déclaration de guerre.
    L’intention de départ de ceux qui ont installé ce système n’était pas de tyranniser les gens, seulement de les exploiter, c'est-à-dire de les rendre malléables dans un marché du travail qui tend vers un esclavagisme à visage humain et disponibles pour des achats dirigés en fonction des produits fabriqués plutôt que de leurs propres besoins.
   Si vous voulez disposer d’un robot humain de cette sorte vous n’avez que deux possibilités : la terreur ou l’intoxication intellectuelle. La recette utilisée pour nous soumettre emploie ces deux ingrédients à doses inégales : la proportion de cette soupe de pouvoir c’est une pincée de trouille (perte d’emploi, déclassement) dans une poignée d’intox. Et il faut admettre que ça marche : regardez comme la finance nous tient serrés, comme certains grands groupes industriels disposent de la main-d’œuvre selon leur bon vouloir, enfument les gouvernements, sauvegardent leurs sous dans les paradis fiscaux, éliminent les petits producteurs, les courageux indépendants, les rebelles. Si ça n’est pas de l’efficacité…
    Et bien, pour obtenir un si beau résultat il faut avoir préparé un terreau cérébral d’une souplesse et d’une perméabilité exceptionnelles ; la saturation mentale c’est à la fois la binette qui ameublit les récalcitrances, l’intrans qui investit l’esprit humain, le pesticide qui combat la pénétration des produits concurrents.
    Je pourrais remplir un conteneur des parasites qui concourent au phénomène de saturation mais je vais juste m’arrêter sur deux d’entre eux : l’info et la pub.
    Dans la cataracte médiatique qui nous inonde en continu, il y a un peu de savoir et de culture noyés dans un flot de nouvelles qui sont autant de briques de sable sec : quand on enlève le moule, des pans entiers du mur cognitif (ah, merde, je m’étais promis de ne pas faire l’écrivain) s’effondrent sur eux-mêmes. Il ne reste rien ; soit vous avez oublié ce qui était parfaitement oubliable, soit vous avez mémorisé mais vous disposez d’un matériau creux, totalement inutile.
    Il me semble que la culture, l’esprit critique, la faculté de réflexion et d’analyse, se développent comme le pétrole s’est constitué dans le sous-sol : il faut des couches de sédiments, une réaction chimique et du temps. La saturation mentale par le robinet médiatique empêche cette maturation et comme il y a des robinets partout, grand’ ouverts en permanence, il est difficile d’y échapper.
    Quand j’entends pour la dix-septième fois de la semaine les détails atroces du meurtre d’une joggeuse par un pervers, le bon rendement de mes neurones est compromis.
    Ne faut-il pas être anesthésié pour résister aux chapelets de désastres économiques qu’égrènent complaisamment journalistes et spécialistes? Tous ces beaux messieurs qui dissertent savamment sur l’économie –bonjour les prévisions foireuses- et le marché du travail –bonjour le catastrophisme, pire qu’un écolo- n’ont donc jamais envie d’appuyer sur pause et de se poser quelques questions connes du type « Et si on abordait le travail sous un angle philosophique ? L’emploi est un outil de promotion, de socialisation, ou d’oppression ?  Si une machine crée trois emplois et met au chômage vingt personnes, pourquoi créer ou acheter la machine ? A ce train, qui aura les moyens d’acheter les produits de la machine ? … »
    Il est évident que l’inondation informative, par la saturation mentale qu’elle engendre, amoindrit notre capacité à réagir, à nous défendre, à rester libres. Nous nous retrouvons écrasés par l’ampleur, la fréquence et la rapidité des problèmes exposés. Le tour est joué : à moins de posséder un esprit d’une force inouïe, on abdique et on se contente des quelques verroteries compensatoires qu’on nous octroie telles que produits frelatés à l’obsolescence programmée, programmes télé consensuels et bas de plafond, mondes virtuels enchaînés à l’électronique et l’informatique.

    La saturation par la publicité est tout aussi nocive ; au départ il y a la légitime aspiration d’un fabricant à faire connaître son produit ; à l’arrivée, les décennies passant, il y a une implacable machine à décerveler.
    Amateur de radio, j’ai abandonné plusieurs stations à cause de ces interruptions dans le fil d’une émission que je subis comme une véritable agression ; l’invité intéressant n’a pas le temps de répondre à une question qu’on lui pose la suivante, et au moment où il commence à développer, l’animateur l’interrompt pour introduire une page de pub et tout son cortège d’ersatz de la vie [faux enjouements, dynamisme outré, voix de femmes-enfants ou d’hommes hypertestostéronnisé, propos lénifiants ou gnangnans] .
    Comment peut-on admettre qu’un film soit interrompu pour vanter les mérites d’une charcuterie ou  d’un tampon hygiénique ? Pourquoi ne pas demander aux musiciens en concert de s’arrêter au milieu d’un morceau pour laisser passer un homme-sandwich ? Pourquoi ne pas masquer périodiquement les chefs-d’œuvre du Louvre (par exemple, la vitre qui protège la Joconde deviendrait opaque et diffuserait une pub pour le Géant des Beaux-Arts) ?
    De quel droit saucissonne-t-on un film dans lequel le cinéaste et son monteur ont construit une progression dramatique et installé une atmosphère ?
    Vous voyez où je veux en venir : il s’agit d’un véritable abus de pouvoir. La publicité m’empêche de voir le film dans sa continuité originelle, elle ne me permet pas d’écouter une pensée qui demande à s’exprimer à la radio, elle arrive même à transpercer le filet téléphonique que je dresse contre elle pour protéger mon intimité domestique.
    Messages insanes ou lobotomisants, discontinuité de la pensée, interruptions dans ce qui est structuré : allez vous étonner que bien de nos contemporains –et parmi eux des jeunes, hélas- aient du mal à se concentrer plus de dix minutes. Messieurs les professeurs, je vous conseille, pour un cours légal de cinquante-cinq minutes, quatre séquences comprenant cinq de théorie, cinq d’exercices et trois de pub ; vous verrez, plus d’élèves décrocheurs. Que la grande machine à pipeauter de la secte des pédagocérébropignoleurs me dévore tout cru si nous ne faisons pas exploser les quotas aux examens.
    Ceux qui n’ont pas la matière grise liquéfiée pas la saturation auront noté qu’il y a dans mon cours un reste de trois minutes : c’est le temps consacré aux « mouvements » [s’asseoir, ouvrir sa trousse, demander un exo à Momo, …], et je suis modeste !


*Je crois que beaucoup de paysages urbains, présentent un « profil d’équilibre », c'est-à-dire un stade jusqu’auquel les différents éléments qui les composent atteignent une note juste, une harmonie indiscutable : au-delà, la beauté miraculeuse du lieu est corrompue, avant de se désagréger sous l’effet d’une urbanisation qui en avait été jusque-là l’ornement.
    Ce n’est pas une question d’architecture moderne ou pas, c’est une question de proportions : dans un site de caractère l’équilibre entre le bâti, les espaces ouverts, des collines, des bois ou une rivière,  atteint parfois ce point d’harmonie où les aménagements deviennent problématiques.
    Ainsi, le viaduc de Millau, monstre de béton dans un paysage exceptionnel, est d’une harmonie parfaite, alors que l’admirable panorama des environs de Saint-Paul de Vence a été vandalisé, le profil d’équilibre ayant explosé dans l’invasion des villas qui mitent toutes ses perspectives.

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