On peut penser que nous allons connaître un nouveau cycle dans l'ère cybernétique, car dans plusieurs pays du monde on prépare activement une mutation dont nous ne parvenons pas à estimer l'échelle : des milliers, voire des millions de salariés vont laisser la place à des robots.
Le -maigre- marché du travail qui en résultera sera ouvert aux concepteurs et aux techniciens [installation, vérification, maintenance, réparation].
De vastes secteurs pourraient bientôt se contenter d'équipes réduites, style ingénieurs-opérateurs-réparateurs, là où aujourd'hui l'industrie de deux cents, cinq cents ou mille personnes est nécessaire.
Comme l'homme va toujours au bout de ce qu'il entreprend, même une folie, il y a fort à parier que nous allons tout droit vers cette dés-humanisation du travail.
J'ai quelques doutes sur la balance positive entre emplois créés et détruits, ainsi que sur la perspective humaniste de cette évolution, mais chacun se fera une conviction au fil du temps et des nouvelles, quitte à me traiter de vieil imbécile si les vapeurs sceptiques de mon mauvais esprit se révèlent injustifiées.
Permettez-moi de vous joindre un bref récit que, jeune con de vingt-huit ans, j'ai écrit sur ce sujet il y a belle lurette et qui, je le reconnais volontiers, ne mérite pas le Goncourt de la nouvelle.
LA MALADIE DES M.I.
La pièce,
d’ordinaire ocre, se feutrait de sang et le moindre relief du tissu mural
retenait la lumière pourpre ; le bureau entier baignait dans un déluge de
soleil. Vu le silence on aurait pu croire que la vie s’était retirée avec cette
hémorragie lumineuse. Simple apparence ; un homme, noyé dans la couleur
ambiante, était prostré dans l’immobilité d’une statue, perdu dans son fauteuil
coquille. Louis Morant mesurait sa détresse et un ennui mortel planait sur son
avenir.
Tout avait
commencé avec une crise cardiaque : Emile Tournier, l’ingénieur chef du personnel,
était mort un cinq octobre, à trois ans de la retraite. Cette disparition avait
ébranlé l’édifice tranquille de son entreprise et à cinquante-neuf ans Morant
avait vu avec anxiété le départ d’une de ses pièces maîtresses.
Pourtant, celui
qui remplaça Tournier parvint à revitaliser un organisme qui fonctionnait
encore mais commençait à se scléroser ; Aymeric Santerre, énarque major de
sa promotion, avait observé, analysé, jaugé l’entreprise en quelques semaines.
Saine, vigoureuse, pouvant marcher mieux ; réinvestir des capitaux,
sacrifier à la prospective, élargir les marchés, dynamiser les cadres, serrer
certains budgets : en fêtant sa soixantième année Morant avait eu
l’impression d'en avoir perdu vingt tant la vitalité de Santerre
était contagieuse.
Trois mois après
ses débuts celui-ci déposa sur le bureau directorial un volumineux dossier ;
Morant le lut d’une traite, comme un roman policier, fasciné par la savante
terminologie et l’audacieuse certitude du jeune cadre. Trois points
dominaient : le lifting des locaux, l’augmentation du budget publicité, la
création d’un parc de M.I., machines intelligentes de dernière génération qui
expédiaient les ordinateurs dans la préhistoire.
Morant s’interrogea : les
locaux étaient anciens mais spacieux, confortables, en bon état, bien
exposés ; la publicité se faisait régulièrement dans différents médias,
juste pour maintenir une réputation solide ; quant aux ordinateurs, le
service gestionnaire ne s’en plaignait pas. Toutes ces restrictions
avaient été balayées par l’enthousiasme de Santerre.
Ce fut un succès
financier sans précédent, le chiffre des contrats bondissant de 50%. La
mutation se fit presque sans heurts ; pour superviser le pool des M.I.,
Santerre fit engager un camarade de promotion, Guy Grubert, gagné aux mêmes
idées progressistes. Il y eut bien la dépression du chef comptable mais, par
une savante procédure, on parvint à le mettre à la retraite.
Ce n’est qu’au
bout d’un trimestre que Santerre aperçut le ver qui s’agitait dans le fruit :
Grubert, son coreligionnaire, pratiquait sans scrupules la surenchère et
lorgnait dangereusement sur le fauteuil de vice-président en cours
d’institution. D’ailleurs dès le mois d’avril il posa une première mine : le service gestion marchait à merveille avec trois hommes et le
nombre des contrats augmenterait moins vite que les possibilités de traitement
des M.I., donc, pourquoi ne pas automatiser l’ensemble des services, à
l’exception des contacts avec le public ?
Grubert arracha la décision ; de douloureux
licenciements furent nécessaires et un syndicat fut sur le point de se former,
mais il domina énergiquement la situation et les résultats lui donnèrent
raison.
C’est à cette époque que la Californian Instruments sortit la merveille
des merveilles : la M.I. 116, machine intelligente capable de contrôler
d’autres M.I. avec un seul servant. Santerre obtint l’accord pour l’achat, une
fortune. La guerre était ouverte ; en effet, les trois programmeurs
virent leur contrat interrompu et Grubert, qui en débuta un ulcère à l’estomac,
fut désigné comme servant de la M.I. 116, alors que Santerre devenait
vice-président. La Compagnie des Assurances Morant fonctionnait avec deux
têtes, un servant et trois réceptionnistes que l’introduction de la
fonctionnalité « hôtesse électronique » rendit bientôt inutiles.
Morant ne touchait
plus terre : il avait réduit ses charges au minimum et les investissements
allaient être digérés sous peu. La frénésie, née de la haine à présent ouverte
entre les deux énarques, le gagnait petit à petit et c’est Grubert qui lui
offrit sur une assiette chaude la possibilité d’assouvir sa funeste griserie.
Le servant de la M.I.116 avait minutieusement, bien qu’aveuglément, préparé un
chien de sa chienne : une seconde M.I. 116 et le vice-président devenait
inutile. Le servant aussi ! Morant ne laissa pas passer l’occasion :
Grubert et Santerre furent licenciés le même jour.
Morant pouvait
craindre une erreur des M.I. qui aurait mis tout le système en cause et les
contractants en colère mais les machines, dans leur perfection, semblaient prendre
un savant plaisir à éliminer le moindre accroc, le moindre germe de
défectuosité. Leur autonomie était si entière et si fiable qu’il commença à
s’ennuyer. Elles avaient même éliminé leur talon d’Achille, la fourniture
d’énergie, en s’abonnant à trois compagnies dont elles répartissaient
l’électricité à leur guise et en faisant installer dans les sous-sols un monstrueux groupe électrogène.
Morant en était là
dans ses pensées amères et le soleil sur le mur du bureau n’était plus qu’un
carré gros comme un dessous de plat. A l’entrée une M.I. avait commandé
l’ouverture des portes vitrées ; un homme en vêtements sombres était entré.
Il avait des lunettes teintées et portait une longue caisse. Son pas résonnait
dans le silence glacial des couloirs. Morant, trop absorbé, ne fit même pas
attention quand l’inconnu ouvrit la porte de son bureau, et son expression
n’avait pas changé quand la balle traversa son crâne de part en part.
L’homme
attendit la nuit pour descendre la caisse pleine, en ahanant. La rue était
déserte à cette heure-là, dans ce quartier d’affaires. Dès qu’il eut embarqué le cercueil, il s’en
alla ; éliminer le corps serait pour lui un jeu d’enfants. La place libre
contre le trottoir fut bientôt occupée par une camionnette de livraison ;
deux heures après, le R.D.H.1, la machine intelligente conçue par les M.I. pour les manager, commençait à fonctionner et
débutait dans le métier de P.D.G. sous le pseudonyme de Louis Morant.
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