VII
LA CRÉTINISATION PROGRAMMÉE
Le procédé
d’abrutissement des masses n’est pas nouveau (ah, le fameux « du pain et
des jeux » des Romains !), la nouveauté ce sont les capacités de
diffusion dont disposent les manipulateurs.
Pour
cela il a fallu parvenir à une concentration des pouvoirs, facilitée et amplifiée
par les mécanismes néo-libéraux ; ainsi une entreprise de taille
internationale –et son dirigeant-, partant par exemple du domaine des travaux
publics, peut investir des médias dont les journalistes économiques pourront
être choisis en fonction de leur orthodoxie par rapport au tout-béton, au
tout-autoroute,… Bien évidemment, il s’agit là d’une pure spéculation
intellectuelle.
On ne
peut pas parler d’un complot mondial, ni même d’un machiavélisme de
ploutocrates ; il s’agit, à des fins purement mercantiles, d’une
manipulation très intelligente, puisqu’elle nous fait croire à une grande
liberté individuelle, alors que face à un tel pouvoir une libération ne peut
être que collective (seuls, nous sommes impuissants). Je le répète, nous ne
sommes pas sous la sujétion d’un potentat tyrannique ou d’un milliardaire fou
et mégalomane, mais simplement sous l’emprise de quasi autocrates qui, dans un
intérêt marchand, tissent un réseau implacable qui nous paralyse comme dans une
toile d’araignée.
Des
hommes de ce type ne constituent pas une nouveauté mais l’ère industrielle leur
a fourni un terreau d’exception, encore enrichi par le libéralisme, puis le
néo-libéralisme. Ils pilotent la partie intentionnelle de la
crétinisation ; le but : vendre plus pour produire plus pour gagner
plus.
L’appâtage est permanent [teasing en anglais, broumégeade en provençal] : écrans,
boîtes aux lettres, ondes radios, sont saturés de promos exceptionnelles, de
soldes incroyables et d’anniversaires à prix cassés. Même les plus résistants
finissent par craquer et si l’on n’y prend pas garde on finit obnubilé par la
quête sans relâche des bonnes affaires. Un esprit mobilisé pour acheter la
dernière nouveauté électronique présente peu de risques de s’exciter pour la lutte
des classes.
L’important
est la « futilisation » : une vie bien remplie c’est une rollex,
une voiture avec sièges en cuir et tableau de bord en ronce de noyer, une
maison piscinisée, des vêtements de marque, une gueule et des seins plastifiés.
Peu importe si l’on mange de la merde farcie d’hormones, de pesticides, de
colorants, de conservateurs et d’exhausteurs de goût ; si l’eau du robinet
est imbuvable ; si le bois de mes volets gondole au bout de deux
ans ; si des médicaments nous empoisonnent aussi sûrement que le cyanure.
Le
talent des mercantis c’est d’installer le futile au premier plan ; pour
les besoins fondamentaux, faites confiance, bonnes gens, aux multinationales
qui vous fourniront les services standardisés idoines, vous permettant de consacrer
du temps à des activités importantes : shopping, télé –que de délices en
perspective-, jeux divers mais rémunérateurs –surtout pour eux-, ballade en
quad,…
Il y a
aussi l’illusion : là encore je m’incline devant la force et la réussite
des manipulateurs, je devrais dire des magiciens. Les pieds dans la gadoue,
d’aucuns contemplent le miroir aux alouettes et s’y voient millionnaires dans
trois cents mètres carrés à Malibu sur les genoux de Charlize Theron. N’est-ce
pas de la prestidigitation que d’arriver à persuader le (la) quidam qu’un
objet, un loisir, une somme, vont combler son vide spirituel et lui apporter le
bonheur ?
Reste la
partie involontaire, accidentelle, non désirée de la crétinisation, en somme un
dommage collatéral de nos initiatives pourtant vertueuses : en pensant
bien faire –et je ne m’exclus pas du lot- certains produisent un état de vide
mental qui aspire, dans ce que j’appelle le trou noir, les repères, le sens de
limites et des nuances. Il y a deux domaines où j’ai quelques compétences et
qui présentent les symptômes d’un processus de crétinisation rampant :
l’enseignement et le livre.
En
mettant l’élève au centre du système éducatif (comme s'il avait été un jour
hors jeu) les pédagogues, avec les meilleures intentions du monde, ont perdu de
vue des évidences, aboutissant à des désordres que l’on soigne à coups de réformes
aussi efficaces que l’œuf dur et le gressin pour soigner le ver solitaire.*
Les
enfants du 21ème siècle ne sont ni moins intelligents ni plus
méchants que leurs prédécesseurs, mais il manque à nombre d’entre eux une
éducation à l’effort, à l’estime d’autrui, à l’appréhension du délai et de la
contrainte.
Ce qui
existait à l’état de cas isolés s’est banalisé ; combien d’enseignants
travaillent dans un brouhaha généralisé et permanent au milieu d’élèves qui les
considèrent comme des « bouffons » ou des gagne–petit ?
Entériner
la baisse du niveau des diplômes –les instituteurs avec un bac n’étaient pas
moins bons que ceux bardés d’un master- installer des caméras, minimiser l’état
de violence dans les établissements, alléger les programmes de leurs matières
épistémologiques (merde, celui-là je n’ai pas pu l’éviter !), accepter que
les élèves ne montrent plus de signes de courtoisie ou refusent tout apprentissage
par cœur, tout cela témoigne d’un processus de crétinisation, et les enfants
n’en sont pas responsables.
En
revanche, l’Ecole livrera à la société un être egocentré, préoccupé de la
satisfaction de ses besoins, peu soucieux des usages qui lubrifient la vie en société mais disposé au formatage par
la matrice publicitaire.
J’en
admire d’autant plus tous les jeunes que je croise et que je trouve ouverts,
équilibrés et généreux.
Le
second domaine, qui me passionne autant qu’il me préoccupe, c’est celui du
livre ; dès mes études en fac je me suis intéressé à l’activité de l’édition,
à tout ce qui touchait au domaine du livre.
A mes
yeux toute littérature est potentiellement consommable et je ne me suis jamais
embarrassé de préjugés ; selon mon humeur tout fait ventre : Barbara
Cartland, Frédéric Dard, Isaac Asimov, Pierre Bourdieu, Patricia Cornwell, Jean
Malaurie, Michel Foucault, K.-J. Jung. Il n’y a pas de désastre à lire
Guillaume Musso, Cinquante nuances de Grey ou même les mémoires d’un sportif à
la mode, mais il y aura crétinisation du moment où ne sera proposé au lecteur
que les livres dûment publicisés ; comme l’estomac à besoin d’aliments
variés, l’esprit doit se nourrir d’ouvrages divers. Or je perçois un danger
d’assèchement dans la vente en ligne –j’ai dit amazone ; ah, non, je ne
crois pas !- à moins qu’elle ne soit le fait de libraires vendant aussi en
magasins. Car si le commerce internet devait tuer les libraires et des
éditeurs, il tuerait en même temps des formes de littérature.
Le
libraire c’est l’amateur –au sens étymologique-qui valorise le produit culturel
autant qu’il laisse parler sa passion ; l’éditeur, avec tous ses défauts
et ses ratés, c’est celui qui couve et fortifie des écrivains, qui est à même
de cultiver-à côté de nécessaires best-sellers- les différences, et de
combattre l’anschluss du livre formaté dont l’exclusivité serait le triomphe
d’une forme de crétinisation.
*Blague que je réserve à mes plus fidèles lecteurs.
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