V LE MOT GRI-GRI
Le mot gri-gri
c’est le mot qu’on jette au visage de son adversaire, par exemple un trublion
écolo-anarchiste, et qui l’anéantit, le méduse, en même temps qu’il enveloppe
son utilisateur dans une aura protectrice de savoir, de modernité, d’humanisme
clairvoyant.
Le propre d’un mot
à la mode c’est de connaître une gloire éphémère car un usage excessif le vide
plus ou moins vite de sa substance et, comme un chewing-gum trop mâché, il faut
l’abandonner : ensuite, soit il rentrera définitivement dans les rangs du
dictionnaire, anonyme parmi ses frères de langage, soit il se refera une santé
pour réapparaître un jour, prêt à être remastiqué par les insatiables mâchoires
médiatiques. Voilà le lot commun des mots ; or, beaucoup de mots gri-gri
échappent à ce fatal destin, et c’est pour moi un sujet d’étonnement : ils
sont parfois mâchouillés jusqu’à la transparence et gardent pourtant leur
saveur magique. Voici donc quelques uns de ces termes-talismans, à la fois arme
et bouclier, qui clouent le bec à toute la ménagerie écolo-gauchiste comme à
des scientifiques aussi modestes qu’érudits ou quelques politiques compétents
mais isolés.
MODERNE : en voilà un
dont le succès ne se dément pas. Cet adjectif pare instantanément le mot auquel
il est associé d’un nimbe fabuleux. Ainsi, tout projet bien véreux, toute réalisation
aussi pharaonique qu’inutile, toute politique d’un petit napoléon municipal,
obtiennent, par l’adjonction de ces sept lettres, un caractère de dynamisme et
de sérieux qui renvoie à des années-lumière toute opposition.
Arrêtons-nous un
instant sur sa définition : qui appartient ou convient à l’âge
présent ; il est donc synonyme d’actuel, de contemporain. Par
conséquent son usage dans le langage économico-politique est un véritable abus :
dans l’esprit, notre finance est héritée du 19ème siècle, notre
politique de l’après-guerre, notre architecture des années 20, donc, une
économie, une politique et un urbanisme modernes ont fait long feu.
La distorsion dans
l’emploi de ce mot est telle que l’on distingue l’Art Moderne et l’Art
contemporain, ce qui, au 20ème siècle, a donné lieu à des
finasseries intellectuelles aussi cocasses que byzantines.
Quoiqu’il en
soit, cette coque vide reste d’une
redoutable efficacité.
PROGRÈS : pour moi qui fut
professeur dans une autre vie, c’est à la fois le plus banal –mention bateau
dans un bulletin scolaire- et le plus important des mots –quand il se réalise
chez quelqu’un dont vous avez la responsabilité- mais dans le langage courant
il permet (hélas !) toutes les dérives, toutes les justifications, tous
les abus.
Au nom du progrès
nous avalons non seulement toutes les couleuvres mais encore des boas
constrictor ; devant lui toute protestation est vaine, avant même d’avoir
été exprimée.
Arrêtons-nous sur
trois expressions :
*la rançon du progrès. Traduction : on a fait ce qui
était le mieux, même si c’est moins bien.
Exemple :
chaque été le centre de ma ville est bouché comme un constipé de huit jours.
Solution de
progrès : une belle rocade dans la zone verte.
Bénéfice : un
an de travail pour les ouvriers de la route, un max de blé pour les
intermédiaires et la grosse entreprise, une touche « moderne » pour
notre ville.
Résultat : au
bout de deux ans, tout le monde connaissant l’existence de cet accélérateur de
circulation, il y a cinq fois plus de voitures et un embouteillage monstrueux
au bout de la déviation ; le vue de la zone verte est massacrée ;
quelques agriculteurs riverains ont vu leurs terrains (leur gagne-pain) amputés
et leur ferme devenir un enfer décibélique… c’est la rançon du progrès.
Demandez aux
ouvriers jetés dans le chômage, aux jeunes adultes qui galèrent pour démarrer
dans la vie professionnelle, ce qu’ils pensent de cette rançon. Double
cocufiage : votre environnement est bousillé ! Ah, merde, votre
emploi aussi !
Quand un progrès
aboutit à une régression, est-ce encore un progrès ?
DÉVELOPPEMENT :
ah, celui-là aussi il frappe fort. Tout ce qui se mettrait en travers du
développement est frappé de ringardise, d’arriération.
Profitant d’une
notoriété légitime (voir développement mental, psychique, philosophique,…) il
prend dans certains domaines la force d’une incantation, balayant toute
restriction, toute velléité de contradiction. Associé aux mots commune, département, région, pays, il est le garant de l’orthodoxie
et du modernisme –voir plus haut- et pourtant il repose sur une incongruité.
Dans un état de
nature donné il ne peut y avoir de développement d’une espèce sans régression
d’une autre ou sans pillage des ressources épuisables. Il en va ainsi de notre
propre développement et nous ne saisissons pourtant pas le paradoxe qu’il y a à
vouloir contrôler des populations animales alors que nous n’envisageons pas de
limiter la nôtre.
En même temps que
nous agrandissons nos villes, comme jamais dans l’histoire de l’humanité, nous
consommons des montagnes pour notre béton, nous éliminons irrémédiablement des
animaux et des plantes, nous stérilisons des terres, sans que nous vienne l’envie de réfléchir à
ce qu’a de toxique et mortifère le principe d’un développement infini dans un
monde fini. Et les jobastrons auront des ailes avant que nous puissions aller
sur Mars goûter les joies d’un nouvel âge de développement effréné !
Si ces trois termes
sont hors catégories, il existe malgré tout bien d’autres termes ou expressions
gri-gri dont il faut toujours craindre les effets secondaires : vitesse,
puissance, liberté (d’entreprendre), autorégulation, relance*, et tous ceux qui
font fureur chez nos édiles comme Eco-quartier, HQE, BBC, équipements
structurants,… A l’aide de ces mots des décideurs inventent un conte de notre
vie et finissent par y croire.
*Notre monde en surchauffe est comme un marathonien dans le
rouge : pour une « relance » il faut en avoir encore sous le
pied, sinon c’est le crash assuré un peu plus tard.
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